Coronavirus : à Abidjan, la banqueroute des patrons de l’informel

Alors que l’intérieur du pays entame son déconfinement, le secteur informel et ses chefs de file ont du mal à survivre dans la capitale économique ivoirienne.
Alors que l’intérieur du pays entame son déconfinement, le secteur informel et ses chefs de file ont du mal à survivre dans la capitale économique ivoirienne.
A la recherche d’un amortisseur, Moussa Sidibé se contorsionne pour s’enfoncer dans sa boutique, une caverne d’Ali Baba pour véhicules japonais. S’y entassent depuis des années les rouages de tous les modèles nippons.

A la Casse d’Abobo, immense quartier du nord d’Abidjan totalement dédié aux pièces détachées, le vieil homme à la barbe sage est une référence, un patron respecté. « Je reviens de Dubaï où je suis allé passer commande pour des clients », souligne-t-il, fier. Pourtant, ces derniers temps, les affaires vont mal. Malgré sa renommée, Moussa n’a gagné « que 250 000 francs CFA » (quelque 380 euros) en avril, quatre à six fois moins que d’habitude.

M. Sidibé et ses cinq employés travaillent dans l’économie informelle. Il ne déclare rien à l’Etat, juste la « patente », un petit impôt communal pour son activité. Le monde formel, ses taxes et cotisations lui coûteraient trop cher. Alors, chez lui, tout se fait de main à main ou au téléphone, sans facture ni trace.

Ils sont des millions comme lui à contourner bon gré mal gré l’économie formelle. D’après une enquête publiée en 2016 par la Direction générale de l’emploi, le secteur informel représente plus de 93 % de l’emploi ivoirien, un taux élevé qui cache un système pluriel. « Il faut distinguer deux types d’informel », explique Jean-Luc Konan, le PDG de la Compagnie financière en Afrique (Cofina), une institution qui accompagne notamment ces entreprises de l’informel.

Entre 30 à 40 % du PIB national

« Il y a celui que l’administration peut identifier grâce à des formes de fiscalité locale que sont la licence ou la patente, et celui qui échappe à toute forme de fiscalité et dont l’existence même n’est pas connue de l’administration », poursuit le banquier ivoirien. Selon le FMI, les secteurs informels dans leur ensemble contribuent entre 30 à 40 % du PIB national.

Si Moussa Sidibé gagne bien moins qu’avant, c’est parce qu’Abidjan est isolée du reste du pays depuis le début de la pandémie pour éviter que le reste du territoire ne soit trop touché. Or, presque tous les clients de l’échoppe vivent à l’intérieur du pays. A Yopougon, la plus grande commune de l’ouest d’Abidjan, le ralentissement de l’économie et de la vie frappe les yeux.

Les « gbakas », ces minibus d’une quinzaine de places, qui serpentent habituellement à travers les avenues embouteillées du quartier sont tous garés en file indienne le long des routes. Moteurs éteints, portes et fenêtres grandes ouvertes. A l’intérieur, les chauffeurs et les apprentis dorment sur les sièges vides et brûlants. « Il n’y a plus de clientèle, nos employés sont au chômage technique », se désole Ahmed Cissé, responsable d’un syndicat de transporteurs et propriétaire de trois véhicules.

Pour ce patron, syndicaliste et entrepreneur, les recettes ainsi que celles de ses membres ont diminué au rythme des mesures prises pour endiguer la propagation du nouveau coronavirus. La distanciation sociale à respecter entre les passagers suivie du couvre-feu qui court de 21 heures à 5 heures du matin ont divisé ses revenus par quatre. « Chaque véhicule me rapportait 600 000 francs CFA par mois [quelque 915 euros]. Aujourd’hui, seulement 160 000 francs CFA [environ 245 euros] », précise-t-il.

Un plan d’aide de 150 millions d’euros

Touché de plein fouet par le ralentissement économique et les mesures sanitaires, il a néanmoins pris la décision de continuer à faire rouler ses véhicules, une « démarche humanitaire, car si mes véhicules cessent de rouler, je tue combien de famille ? », interroge-t-il, conscient du nombre de personnes qui dépendent des revenus de ses employés. Sans compter ceux qu’il doit lui aussi faire vivre avec ses revenus conséquents. « Le virus nous impose à tous un nouveau mode de vie », philosophe ce « petit-grand » patron, inquiet de la suite…

« Il faut que l’aide du premier ministre arrive vite, sinon on va devoir mettre le frein à main sur tous nos véhicules », explique-t-il, en référence au plan d’aide de 100 milliards de francs CFA (environ 150 millions d’euros) annoncé par les autorités au début du mois d’avril. Ce fonds qui doit soulager les « acteurs du monde informel »« n’est pas perceptible », tonne Yves Kodibo, le secrétaire général de l’Union nationale des travailleurs de Côte d’Ivoire (UNATR-CI), qui ferraille avec le patronat et les autorités afin que de l’argent soit débloqué, pour soulager « le secteur informel, aujourd’hui sinistré ».

Mais comment distribuer de l’argent à des entreprises qui, par définition, échappent au contrôle de l’Etat ? Un casse-tête ! « C’est bien pour ça que nous encourageons les petits métiers de l’informel à s’organiser, explique le syndicaliste. C’est le seul moyen pour s’assurer que les fonds promis leur parviennent. »

L’identification est un vrai défi dans l’univers de l’informel. Enfin, pour l’Etat. Car M. Cissé, lui, en tant que responsable du syndicat des transports, dispose d’une liste de tous les chauffeurs affiliés à son syndicat et claironne que « grâce à ça, on va pouvoir redistribuer les fonds auprès de nos membres car, nous, on les connaît ».

Maquis et boîtes de nuit fermés

Dans les ruelles de Blockhauss, le bouillant et festif village en plein cœur d’Abidjan, au bord de la lagune, le calme est déconcertant depuis que maquis et boîtes de nuit ont fermé à la mi-mars. « Awaso », le propriétaire du populaire Blockhauss Gasoil où près de 500 personnes venaient « s’enjailler » les bons soirs, avait pourtant fait le pari d’être l’un des artisans des soirées ivoiriennes. Carré VIP, champagne, DJ et coupé-décalé : il avait tout pensé…

« Tout était opérationnel depuis janvier », se désespère celui qui peine désormais à rembourser les crédits contractés pour la rénovation de son club. L’oiseau de nuit, qui employait une dizaine de « petits », est subitement passé de près d’un million de francs CFA par semaine (environ 1 525 euros) au néant. Un choc qu’il a du mal à digérer. « En mars-avril, j’ai fait avec les réserves. En mai, je vais réussir à vivre grâce aux dettes que mes amis ont envers moi. Mais le mois prochain, je ne pourrai plus tenir », projette-t-il, inquiet.

Avant la faillite collective, certains syndicats et associations s’organisent pour alerter le gouvernement et proposer des solutions, faute d’aides concrètes. Josué Gnawa, président des propriétaires de maquis du pays, vient de lancer une plate-forme syndicale. « Certains veulent des aides. Nous, on demande la réouverture des lieux de restauration en respectant les gestes barrières et le slogan ML2D” : masque, lavage des mains au savon pour le personnel et les clients, deux mètres de distance et la désinfection des surfaces et mobiliers », plaide-t-il.

Une plaidoirie en phase avec la rue car, depuis quelques jours, la population ivoirienne se relâche ostensiblement. Quelques maquis clandestins rouvrent et la vie reprend doucement, rassurés qu’avec 1 571 cas de Covid-19 dont 20 morts au 8 mai, la situation sanitaire soit moins dramatique qu’annoncée. Jeudi 7 mai, le président Ouattara a même annoncé la levée des principales mesures à l’intérieur du pays. Abidjan devra patienter, mais les chefs de file de l’informel et tous ceux qui en dépendent ne veulent plus attendre. Dès qu’ils le peuvent, ils implorent la reprise rapide et contrôlée de l’économie. Pour se maintenir à flot.